mardi 2 août 2016

"Longtemps je me suis couché de bonne heure." Voilà comment, à partir d'un fait insignifiant, l'un des plus grands écrivains du vingtième siècle inaugurait une œuvremonumentale qui tient encore en haleine les lecteurs d'Orient et d'Occident. Un fait pas si insignifiant que ça , si l'on prête attention à son agencement syntaxique au seuil du récit. D'abord cet adverbe de temps , positionné à l'initiale comme la figure de proue d'un navire en partance pour des horizons lointains . Et puis ce "je" , central comme la nef d'une cathédrale , qui se couche sur l'autel de la mémoire . Et surtout cette homophonie heureuse en fin de phrase , cet hymne au bonheur dissimulé dans le drapé d'un circonstant de temps .

J'ai découvert Proust à l'âge de  treize ans, dans une imposante demeure familiale aux pièces innombrables où je passais mes étés , face à une montagne magique au nom étincelant : le Monte d'Oro . Je ne comprenais pas, à l'époque, pourquoi un Charles Swann aussi lettré pouvait éprouver autant d'émois pour une catin aussi peu éduquée. C'est que je n'avais pas encore découvert l'asservissement que peuvent procurer les sens, et dont nombre d'humains sont victimes au dépens de leur raison .


Mon Combray à moi, c'était ce hameau niché au cœur d'une forêt domaniale avec ses vastes étendues de pins géants et ce torrent qui bondissait joyeusement dans un fracas désordonné de roches jetées avec rage par un Titan blessé. C'est depuis un petit pont de bois,  au tablier de rondins irréguliers , que mon oreille enchantée s'imprégnait de l'allégresse de ses eaux vives. J'y retourne en pèlerinage chaque été .


Rien n'a changé . Le soleil transperce toujours de sa rapière dorée les frondaisons des hêtres centenaires qui côtoient les pins à l'écorce rugueuse . Les mousses et les lichens tapissent toujours les murets de pierres qui longent le sentier forestier . Et surtout, à l'abri des regards, dans les coins ombragés, des cyclamens  apeurés , couronnés de rosée ,  devisent en aparté comme les vieilles dévotes que je voyais le dimanche , une fois l'office célébré, quitter la chapelle de granit qui se dressait , dans sa minuscule majesté , à l'orée de la forêt de mon enfance tant aimée .


Je me souviens aussi d'une Lady anglaise , d'un âge fort avancé , botaniste réputée qui m'avait fait l'honneur de m'accompagner une fois lors de mes pérégrinations sylvestres . Avec son accent britannique si distingué, elle déclinait le nom compliqué de toutes les espèces végétales écloses sur notre passage , et j'étais étonnée que certaines d'entre elles , aux proportions et à l'apparence si modestes, pussent s'enorgueillir de porter un nom de baptême aussi prétentieux .


Lady Conrad est décédée depuis. Mais j'ai souvent l'impression , quand je longe la maisonnette qui lui servait de repaire les mois d'été où je m'esbaudissais sauvagement  dans cette nature emplie de magie et de mystères , que le fantôme de la noble dame aux mains finement veinées de bleu continue , sans relâche , d'herboriser et de remercier le ciel de lui avoir permis de choisir , comme terre d'exil, ce royaume odoriférant à nul autre pareil.


Mes étés montagnards rimaient avec liberté . J'étais la souveraine de la maisonnée , confiée à une grand-mère bon-enfant et à une bonne d'enfants des plus indulgentes. En bref, je n'en faisais qu'à ma tête . On exauçait le moindre de mes souhaits , sous peine de me voir fortement contrariée . Il faut dire , qu'au grand dam de certains membres de ma famille , j'avais un tempérament des plus affirmés pour mon jeune âge , dont d'ailleurs , il faut le dire , je ne me suis guère départie avec les années  .


Ma sœur et ma cousine craignaient de me déplaire tout autant qu'elles respectaient mes talents de metteur en scène . Car des spectacles , j'en montais . Je donnais des directives à l'une et à l'autre pour ce qui était de la confection des costumes , réalisés à partie de foulards en soie dérobés dans une certaine armoire d'un étage élevé , et surtout de paillettes , que mes deux séides se pressaient de coudre avec application sous mon oeil impérieux de dernière reine d'Egypte.


Point n'est besoin de préciser  que je nourrissais pour Cléopâtre  une admiration hyperbolique . Il me revient en mémoire des séances secrètes de maquillage improvisé avec du feutre noir ( le khôl eût été plus approprié , mais comment aurais-je pu formuler une demande aussi déplacée à un adulte , même acquis à ma cause,  à l'âge de huit ans?) , devant la psyché d'une des chambre d'invités jamais occupée , et dont l'ameublement en bois sombre ainsi que les tentures incarnat semblaient avoir servi d'inspiration à Charlotte Bronte quand elle écrivit  la scène de la chambre rouge de Jane Eyre.


La jeune héroïne ne m'était d'ailleurs guère inconnue. Très tôt, j'avais eu entre les mains la traduction du roman éponyme ainsi que celle du héros de Dickens, Oliver Twist. Il s'agissait de deux livres brochés illustrés, adaptés à un jeune lectorat , qui m'avaient été offerts par ma mère , sans savoir que j'allais plus tard m'orienter vers le décryptage poussé des œuvres séminales de la littérature anglaise . Le sort des deux enfants m'avait plutôt ébranlée . Orphelins ! Ce mot m'effrayait. Comment un enfant pouvait-il vivre sainement en n'étant pas le nombril du monde de ses parents ?


Pour me rassurer , je me dis que la littérature n'était qu'un fatras de mensonges , que la petite Jane et le jeune Oliver n'avaient jamais existé , et que donc les orphelins avaient été inventés par des écrivains cruels pour terrifier l'enfant choyée que j'étais . Je dois dire qu'en contrepartie de la satisfaction de mes caprices divers et variés , j'étais astreinte à une rude discipline éducative . Il me fallait exceller en toutes les matières , ce que, par bonheur , je n'avais aucun mal à faire . Seules les sciences naturelles plus tard ne m'inspirèrent  guère d'attrait , mais je me rattrapais en buvant comme du petit lait les paroles du professeur , dont je m'étais enamourée pour une raison obscure .


Je dus aussi , dès l'âge de cinq ans, m'atteler avec une feinte ferveur à l'exploration du solfège . Il y avait , en particulier , un fascicule dont la couverture portait un nom honni : la théorie ! A l'intérieur de ce livret étaient consignés des portées , des clés de toutes sortes , et surtout des signes cabalistiques noirs qu'il me fallait apprendre à reproduire, et que ma mère , pédagogue en théorie mais peu patiente en pratique, essayait de m'inculquer. Le pire était quand je me rendais au conservatoire , et que le professeur , d'une sévérité à faire frémir l'enfant terrible le plus endurci et d'une perversité enracinée,  m'interrogeait et ne manquait jamais de relater à ma génitrice mes défaillances constatées .


Vous comprendrez donc que je nourrissais pour le vaste édifice qui accueillait le conservatoire, avec son escalier de marbre d'apparat et ses couloirs interminables aux plafonds démesurés , des sentiments de méfiance  et de crainte . Je rentrais dans la salle de solfège tenaillée par l'angoisse , et j'en ressortais soit crispée soit enthousiasmée , selon que mes performances avaient été lamentables ou louables . Il en fut de même pour les cours de piano . Il me fallait être aussi virtuose à six ans que Mozart , sous prétexte que dans ma famille, une aïeule avait été concertiste , et que donc , je ne pouvais décemment déchoir en agressant le clavier comme une révoltée - révoltée que j'étais déjà par nature , et qui n'allait cesser , bien évidemment, de s'affirmer .



Je considérais le piano à queue vernis noir étendu de tout son long sous les voûtes gothiques du salon comme un Léviathan sournois prêt à déchiqueter mes doigts de ses dents d'ivoire si je me hasardais à violenter ses touches dans un soudain accès de haine. C'est que je le détestais , cet hôte encombrant de bois et d'acier . On m'enjôla du mieux qu'on put pour me vanter les mérites de l'instrument , quand j'eus fait part de ma préférence pour le violon . Mais quoi que je pusse dire , on décréta que je serais pianiste . 

Je me découvris alors soudain fort paresseuse . Il fallait sonner de l'olifant pour parvenir à m'extirper du cocon de ma chambre et  me faire prendre place devant l'hydre assoupie.Et quand , finalement , j'avais épuisé toutes les excuses pour me dérober au tête-à tête-avec la bête, je prenais un malin plaisir à me venger sur elle  en plaquant des accords tonitruants ou en faisant dévaler mes mains d'un bout du clavier à l'autre dans un déferlement sonore assourdissant . Mon ennemi juré faisait alors entendre des grognements sinistres qui faisaient trembler les murs et me remplissaient d'aise . 

C'est ainsi que je pris conscience assez vite que , couvant au fond de moi comme un feu mal éteint,  un enfant sadique aux yeux rougeoyants comme ceux des monstres de Hyeronymus Bosh attendait patiemment son heure . Les premières victimes de ma cruauté enfantine furent les fourmis noires besogneuses qui se déplaçaient en procession le long du muret d'un des jardins. Armée d'une bouteille plastique que je remplissais à moitié d'eau , j'introduisais par le goulot quelques fourmis mûrement choisies et agitais ensuite le tout comme s'il s'était agi d'un shaker . Après quoi je procédais au sauvetage in extremis des insectes agonisants en les étalant au soleil et en les regardant reprendre leurs forces puis s'enfuir comme des diables dans l'herbe folle.

Ma première expérience de la mort, je la vécus un beau matin de printemps , dans un parterre de roses baigné de soleil , derrière  la pelouse où se dressait , dans un coin, un cactus gigantesque aux épines redoutables . Il semblait endormi, le chat noir aux yeux d'or , enroulé sur lui-même comme un rouleau de réglisse , déposé là par erreur . Il n'avait pas de nom . C'était un chat sauvage, de ceux qui ne franchissent jamais le seuil d'une maison, arrivé d'on ne sait où, mais qui s'était laissé séduire par l'hospitalité de ma mère . Probablement jalouse de l'attention que celle-ci lui prodiguait , je le tyrannisais souvent.Mais je devais l'aimer, malgré tout .Car je ressentis une grande tristesse le jour qu'il est parti , sans bruit, en dormant, emporté par les ans , dans un poudroiement de pollen et de lumière dorée .

Cela avait l'air si simple , de mourir . Des yeux qui se ferment pour ne plus jamais se rouvrir . Reste l'obscénité d'un corps sur lequel on n'a plus de prise et qu'on abandonne aux autres . La mort , en somme , est le cadeau le plus empoisonné de la vie . Qu'on la choisisse ou qu'on la subisse, elle impose sa présence guerrière aux vivants ubi et orbi. En fine  stratège , elle envoie ses bataillons de vers invisibles à l'assaut de ses cadavres exquis . Le froid, la glace , voilà ses ennemis . Eux seuls osent se mesurer à elle pour diminuer ses outrages . Si j'avais à choisir , je m'ensevelirais dans les eaux glaciales de l'Antarctique face au désert blanc infini qui fait fuir les  humains . On n'y meurt pas là-bas . On disparaît .

En parlant de disparaître , j'ai toujours éprouvé une fascination pour le mythe de l'anneau de Gygés. La faculté de se volatiliser à l'envi , de se débarrasser d'un corps  trop voyant et pesant comme parvenait à le faire l'envoutante Elizabeth Montgomery dans les rediffusions de Ma Sorcière Bien-Aimée , piquait ma curiosité au plus haut point . Je m'exerçai  tant bien que mal à agiter le bout de mon nez , croyant naïvement parvenir à réaliser cet exploit contre-nature . Rien n'advint. Je restai désespérément clouée au plancher des vaches . Mais de nature espiègle , je convainquis ma sœur et ma cousine que j'avais trouvé la recette d'une potion magique dans l'un des grimoires mis sous clé dans la bibliothèque de mon grand-père . 

Je devais avoir beaucoup d'éloquence et surtout un pouvoir de persuasion élevé . Car mes deux compagnes de jeu me crurent sur le champ.Un samedi après-midi , comme nous avions l'habitude de nous retrouver dans la villa au bord de mer de ma grand-mère , je les réunis dans la buanderie du rez-de-chaussée , après m'être assurée que mon aïeule paternelle était absorbée au premier étage par la lecture du quotidien local. Je commandai à mes deux cobayes de fermer les yeux ( ce qu'elles firent non sans anxiété ) et de me tendre la paume de leur main droite. Je déversai alors le premier produit que je trouvai à ma portée et complétai l'opération par l'adjonction d' une généreuse  pincée de lessive en poudre .

La réaction fut immédiate . Elles crièrent de douleur avec une telle emphase  que ma grand-mère épouvantée , escortée de la bonne , accoururent en grande hâte . Il s'avéra que le liquide incriminé était de l'ammoniaque , et que j'avais brûlé, sans le savoir,  l'épiderme délicat de mes victimes sacrificielles . Autant dire que je fus punie ... de goûter . J'avais en effet plaidé ma cause avec une telle passion que j'en ressortis même couronnée de lauriers , cependant que les deux jeunes ingénues furent tancées vertement d'avoir cru une fois de plus à mes sornettes insensées .

Il y eut bien d'autres épisodes à inscrire au palmarès de ma sottise, notamment celui du saut en parapluie , par un après-midi de grand vent, depuis le rebord du salon de musique . Celui-ci se trouvait à droite de l'escalier en granit rose qui menait à l'enceinte du jardin en surplomb des rochers et de la mer . J'avais , encore une fois, convaincu mes deux acolytes que la météorologie du jour était parfaitement adéquate pour un envol dans les airs digne de Mary Poppins grâce aux larges parapluies noirs aux baleines indestructibles dont mon grand-père faisait la collection .

Bien-sûr , comme tout maître de cérémonie qui se respecte , je n'allais qu'indirectement  participer à l'opération . Je me contentais de guider mes deux recrues pour ce qui est du positionnement à adopter , car je pressentais que leur atterrissage rapide allait avoir  des conséquences fâcheuses sur le massif d'hortensias à l'apogée de sa floraison . Fort heureusement , les rafales de vent  cessèrent d'un coup , et mon projet Poppins tomba à l'eau .

Je ne me laissai pas abattre et avisai la volière au grillage doré qui avait pris place, en raison du radoucissement thermique, non loin des lauriers roses. Libérer les perruches de mes grands-parents me paraissait une noble cause . Je condamnais en effet toute forme d'enfermement et il me semblait tout-à-fait indiqué de permettre aux prisonnières à plumes de profiter des nombreux arbres qui déployaient  leurs ramures dans la forteresse du jardin .

Mais il fallait pour cela que mon projet fût voté à l'unanimité , ce qui n'était pas encore le cas , car ma cousine , qui craignait beaucoup mon grand-père , émettait de fortes réserves. Je finis par remporter son adhésion en lui promettant que nous allions  réaliser les copies conformes des perruches volatilisées dans la nature  grâce au contenu du nécessaire de couture appartenant à ma grand-mère .

Nous voilà  donc solennellement postées toutes les trois face à la volière , à entonner à l'unisson une chanson du répertoire français célébrant la libération des oiseaux de leur cage . A la suite de quoi j'ouvris la petite porte de la volière . Mais les perruches ne perçurent pas du tout la possibilité d'évasion que je leur offrais . Il me fallut donc entrer mon bras et saisir les oiseaux apeurés pour les extraire de leur prison dorée . J'y parvins non  sans mal au prix de quelques griffures , et envoyai dans les airs les captives ailées.

Quand ma cousine inquiète me rappela que nous devions maintenant remplacer les oiseaux envolés , je m'en tirai avec une pirouette .Il valait bien mieux prétexter que la porte de la volière avait été mal fermée et qu'un coup de vent avait été l'auteur du fâcheux incident .Mais le soir même , je fus lâchement dénoncée par la couarde . On me sermonna comme il se doit , mais ce qui me marqua et me peina durablement , c'est le terrible sort qui échut aux victimes de mon humanité . Elles furent dévorées , le lendemain , alors qu'elles étaient à la recherche de graines sur les marches de l'escalier , par les deux chats siamois de la maisonnée !


Quand je ne fixais pas le sillage du transméditerranée qui s'arrachait avec peine au littoral en faisant retentir sa corne de brume , je concentrais mon attention sur les anfractuosités des rochers, dans l'espoir de débusquer un crabe . Mais ce n'était pas une mince affaire, car la locomotion erratique de ces créatures diaboliques me donnait fort à faire, et il était plutôt rare que l'une d'entre elles vienne garnir le fond de mon épuisette. D'autant qu'il s'en trouvait toujours une pour m'obliger à lui courir après sur les rochers calcinés par le soleil et constellés de patelles. Au final , le crabe réussissait toujours à m'échapper, et moi j'écopais de vilaines cloques au pied . 
 

J'avais pourtant de jolies tongs ornées, au mitan du pied, d'une marguerite mutante, qui aurait pu préserver ma délicate voûte plantaire. Mais je ne voulais pas leur réserver une fonction bassement utilitaire. J'étais déjà esthète, voyez-vous ! Et vu qu'elles m'avaient été rapportées d'une lointaine contrée exotique , je ne voulais les arborer qu'en des occasions choisies . C'était surtout leur semelle qui ravissait ma vue. Elles étaient décorées d'espèces florales colorées et variées, ce qui me donnait l'impression , quand je les chaussais , d'avancer sur un tapis végétal luxuriant .

Un jour pourtant , ma sœur et ma cousine s'avisèrent de me jouer un vilain tour . Elles subtilisèrent l'une de mes tongs et la lancèrent dans les flots aussi loin qu'elles le purent . La vue de ma tong flottant désespérément au gré des courants me terrassa . J'étais désemparée comme Cendrillon sans sa pantoufle , mais une Cendrillon sans prince charmant qui se fût empressé de la lui rapporter . D'une voix tonitruante , je sommai les deux coupables de regravir quatre à quatre les marches de l' escalier qui menaient de la plage au jardin fortifié , et d'en ramener l'énorme râteau qui servait à entretenir les allées .Ce qu'elles firent promptement , sentant l'orage sourdre dans ma voix . Puis , pointant d'un doigt menaçant la tong dérivant dangereusement vers le large , je leur intimai l'ordre de se poster sur un rocher et de ratisser l'eau pour la récupérer .


Les deux complices n'en menaient pas large . Elles savaient que je ne les laisserais pas repartir bredouille sous peine de représailles . Heureusement Poséidon eut pitié d'elles , ou plutôt Éole , car grâce à son concours , la tong à la marguerite protubérante fut récupérée par le râteau et retrouva sa place de choix sur mon pied . C'est à partir de ce jour que je décidai de ne plus jamais m'en séparer , et que je fis mien ce précepte : joindre l'utile à l'agréable . Dès lors , plus de cloques aux pieds , et beaucoup plus de crabes dans mon panier !


Le premier mois de l'été , je le passais sur la côte orientale de mon île natale , sur l'immense fief de ma grand-mère maternelle , qui vivait dans une bâtisse blanche monumentale , répartie en quatre ailes desservies par un escalier en colimaçon menant aux différents étages . Ce qui me frappait toujours , chez ma grand -mère , c'était son air digne , sa silhouette longiligne et le bichromatisme de ses tenues , du gris réhaussé de parme, qui faisaient d'elle une dame élégante mais discrète . Elle menait une vie saine , réglée comme du papier à musique et qui ne laissait aucune place à la fantaisie . Tout était équilibre , chez elle : ses émotions , son comportement , sa dévotion religieuse .

Car c'était une femme très pieuse . Je pense que la foi lui fut un dictame  indispensable quand son mari aimant perdit la vie dans la fleur de l'âge , emporté par une maladie incurable. Je n'ai jamais osé aborder ce sujet douloureux  avec elle . Mais ce que j'ai toujours su , c'est que ce grand-père au doux regard , que je voyais éternellement sourire dans le portrait sur la commode en marqueterie près de son lit , fut l'unique amour de sa vie .


Ma grand-mère m'inspirait du respect autant que de la crainte . Car mon tempérament fougueux , qui s'épanouissait avec les années , se heurtait souvent à sa sévérité qui , je dois le dire , était fort méritée .Alors que du côté paternel , c'est-à-dire  du côté mer , je ne rencontrais aucun frein à mes espiègleries , il n'en était pas de même du côté terre . Malgré l'étendue de la demeure familiale , malgré la démesure des plantations d'orangers et de vignes dont ma grand-mère était l'héritière , je ne pouvais me soustraire à son regard bleu outremer qui anticipait toutes mes facéties et me figeait dans une attitude contre-nature de petite fille modèle dont on me félicitait bien à tort quand on venait lui rendre visite .


Je profitais alors de l'arrivée de  ce beau monde pour  dévaler les escaliers et dépenser mon énergie contenue jusqu'alors en figures acrobatiques sur l'un des trapèzes de l'aire de jeu en contrebas de la terrasse à balustrades . Si par hasard , l'on venait à se pencher pour surveiller mes excentricités , car il arrivait que ma grand-mère , prise d'anxiété , abandonnât quelques minutes ses visiteurs pour vérifier que je ne commettais aucune imprudence , je glissais subrepticement  du trapèze à la balançoire et me mettais sagement à osciller d'avant en arrière en lui souriant de l'air le plus innocent qui soit .


Mis à part ses excès de surveillance qui me donnaient l'impression, parfois, d'être comme un oiseau en cage, elle avait pour moi une affection certaine et, je dois le dire, des attentions marquées . Même si sa nature ne la prédisposait pas aux épanchements, elle était soucieuse de mon bien-être, tant physique que moral. Les bonbons au miel étant ma friandise préférée , elle s'avisait d'en remplir un compotier en porcelaine de Sèvres placé sur une crédence en acajou dans l'antichambre contiguë au hall d'entrée.

Un jour pourtant, tout vola en éclats. Je veux parler du plat et, en conséquence, des bonnes dispositions de ma grand-mère à mon égard. Ma sœur et moi, qui nous entendions comme chien et chat, avions un différend diplomatique d'une telle ampleur qu'il nous obligea à en venir aux mains . Après moult pincements et poignées de cheveux arrachés, notre désaccord se prolongea en une course-poursuite effrénée dans toute la pièce, et, pour couronner le tout, par une bataille de coussins en tissu damassé qui en temps normal, ornaient l'un des canapés .


Il arriva ce qui devait arriver. L'un des coussins fut projeté malencontreusement contre le compotier qui se renversa avec fracas et répandit son contenu sur le parquet. Notre cavalcade s'arrêta net . Nous dressâmes l'oreille,  pétrifiées, conscientes que notre sentence allait porter le sceau de la sévérité . En détruisant le compotier, nous avions commis l'irréparable, car celui-ci était l'un des présents reçus par mes grands-parents le jour de leur mariage .


La porte s'ouvrit, et ma grand-mère entra dans la pièce, son regard bleu altéré par un voile d'inquiétude. Elle inspecta le sol, jonché d'éclats de porcelaine et de sucreries dorées, mais ne réagit pas. De sorte que la punition que je redoutais tant ne fut que le fruit de mon imagination. Ce que je vis affleurer sur son visage, ce ne fut pas un vent de colère, mais un nuage de peine.


Elle nous donna ensuite à goûter, en silence. Je me souviens  de la saveur amère de la barre de chocolat noir, de notre embarras, à ma soeur et à moi, de mon coeur noué à l'évocation du chagrin que je lui avais causé, à cette noble dame dont je ne compris jamais la docilité face au destin, moi qui m'insurgeais devant le moindre obstacle qui barrait mon chemin.





Il est vrai que je ne l'ai jamais vue se plaindre et qu'elle détenait une force de caractère exceptionnelle pour faire face aux vicissitudes de la vie . Elle était une héroïne racinienne , une Andromaque fidèle à son défunt Hector et dévouée à ses enfants. Sa vie était rythmée par des rituels immuables , qu'elle accomplissait toujours avec la même équanimité , sans ressentir jamais la monotonie pesante que la répétition du même souvent génère chez le commun des mortels.


Jamais je ne l'entendis jeter d'imprécations ni maudire son sort . L'acrimonie ne faisait pas partie de son vocabulaire. Pourtant la fatalité s'était abattue dès son enfance , quand sa mère fut rappelée auprès du Tout Puissant .Trois décennies plus tard , ce fut le tour de son mari . De là , sans doute, naquit sa familiarité avec la mort . Elle ne la craignait pas . Elle l'avait apprivoisée . Chaque jour , d'aussi loin que je m'en souvienne , elle ouvrait le journal local à la même page , celle de la rubrique nécrologique . Au cas où l'une de ces connaissances serait partie sans faire de bruit dans la clameur de ce monde .



De là aussi , son inlassable constance à honorer ses aïeux disparus . Chaque année , à la Toussaint , qu'il pleuve ou qu'il vente , elle partait sur les routes montagneuses qui frôlaient les précipices afin de se recueillir sur les tombes . Elle se joignait en cela aux foules ferventes qui venaient pavoiser de couleurs les cimetières aux nuances automnales et leur offrir un festival de lumières en déposant , dans leurs allées , des pots de chrysanthèmes et des veilleuses tremblantes .


Ma grand-mère , dont le sourire à peine esquissé aurait certainement inspiré Léonard de Vinci , qui vénérait le souvenir et adressait toujours ses prières à ceux qui avaient quitté la vie trop tôt , perdit peu à peu la faculté de se remémorer ses actes , puis les visages , puis le temps et l'espace. Elle qui avait consciencieusement tenu le registre des événements qui ponctuaient notre petit univers s'éteignit en silence un matin d'hiver , face à la mer , emportant avec elle des bonheurs longtemps fanés et des douleurs secrètement gardées . Son exemple demeure , à ce jour, mon meilleur rempart contre une des tentations de ce bas- monde : l'oubli.


Alors que ma pétulance et mon insolence trouvèrent , en mon enfance , un terrain  favorable à leur éclosion, elles se raréfièrent quand j'abordais le rivage de l'adolescence . Il est vrai que les lectures que l'on m'obligeait à faire au collège n'étaient guère propices à des esbaudissements  . L'austérité d'Eugénie Grandet me rebutait . Ne parlons pas du Père Goriot ! J'avais un professeur de littérature qui ne jurait que par Balzac . Elle nous fit faire un bref détour par Stendhal , mais la passion pour cet auteur ne l'animait guère . Savait-elle seulement ce qu'était la passion ! Les passages du Rouge et du Noir qu'elle se résigna à nous lire résonnait du mépris qu'elle portait aux égarements de Madame de Rénal, tandis qu'elle enflait sa voix en déclamant avec emphase le défi qu'Eugène de Rastignac lançait à Paris : " A nous deux , maintenant !".


Rétrospectivement , le souvenir qu'elle me laissa fut celui du personnage balzacien le moins reluisant. Elle possédait tous les attributs  de l'illustre tenancière de la pension Vauquer! Son âge avancé , sa corpulence avérée qui excusait sa lenteur à gravir les escaliers du lycée , ses  lunettes à double foyer qu'elle retirait de temps en temps pour les essuyer avec un mouchoir d'une propreté douteuse , le pardessus marron dont les exhalaisons ne laissaient aucun doute sur sa prédilection pour les félins incontinents , tout dans son comportement et son accoutrement la désignait comme l'incarnation du personnage de fiction le plus repoussant de l'œuvre balzacienne.


Elle prenait en outre un malin plaisir à tester ma susceptibilité . Il faut dire que j'aimais briller autant que je le pouvais et que mon doigt était levé dès qu'une question était posée . Un jour , lui ayant tenu tête lors d'un cours de traduction d'un passage de l'Enéide , elle rentra dans une colère épique et décréta que puisque j'étais une "optima alumna" , il me fallait occuper seule le rang de droite de la classe , comme au temps de Charlemagne . Aussi enjoignit- elle à mes congénères décontenancés de quitter leur place afin de m'en laisser la jouissance exclusive .


Cela n'entama guère mon impétuosité . Ce qui , néanmoins , fut subi par moi comme une vexation, et qui eut un écho dans ma vie beaucoup lus tard, fut la remarque qu'elle me fit un jour qu'elle nous soumit le questionnaire de Proust . Alors qu'elle parcourait mes réponses , elle se figea soudain et me scruta d'un regard moqueur quand elle arriva à celle qui correspondait à la qualité que je préférais chez un homme . J'avais osé écrire  "l'intelligence", ce qui lui fit dire d'un ton railleur empli de dédain: "Mais Mademoiselle , que faites-vous des qualités de cœur ?"


Il m'en a fallu , du temps , avant de comprendre que son exclamation n'était pas dénuée de fondement. J'ai surtout pu constater que les hommes dont je me suis éprise et dont la beauté de l'esprit m'avait séduite , ne s'attachèrent jamais à moi. Ils semblaient suivre à la lettre les préceptes de l'ailurophile lettrée . Non que je n'eusse aucune des qualités de coeur requise . Mais je prenais soin de les dissimuler sous un épais manteau de connaissances qui m'aliénait la sympathie masculine. Il est bien connu que les hommes préfèrent les filles légèrement vêtues intellectuellement à celles excessivement emmitouflées . L'amour , après tout , n'est pas une question de neurones mais de phéromones .

 


Non seulement je m'aperçus rapidement que j'avais un coeur , mais il s'avéra qu'il présentait une similitude arcimboldienne avec celui de l'artichaut . J'avais une fâcheuse tendance à m'amouracher et je dois dire que je ne me suis pas départie de cette grotesque attitude . L'expérience des ans n'a rien changé . Je m'exalte et exhale des soupirs bien plus souvent que la moyenne de mes semblables . Mais malheur à celui qui ose me reprocher mon excès d'empressement à son égard . Je le voue rapidement aux gémonies et mon exaltation se mue alors en froide répudiation . Aux futurs candidats à ma haute considération , je conseille donc de se plier à cette délicieuse injonction : " Sois beau et tais-toi!".


Il s'ensuit que les hommes bavards ont toujours eu très peu d'attrait pour moi . Aux beaux parleurs , j'ai toujours manifesté le plus profond dédain . Ils ont dû évidemment passer leur chemin . Rien n'est plus pénible que d'assister au déploiement des talents oratoires de cette engeance que l'on désigne sous le nom de dragueurs . Au lieu d'embraser mes sens, leurs discours ont toujours échauffé ma bile . Draguer pour eux est un métier . Je leur accorde autant de crédit qu'aux bonimenteurs de foire , aux colporteurs qui font du porte à porte en essayant de vendre leur camelote de séduction .

Mais il y a pire encore . Je veux parler des grands mutiques , que l'on croit doté d'un sens de l'écoute inné , d'une capacité irraisonnée à vous admirer et à être attentionné . Ceux-là sont pires que les dragueurs invétérés . Si ces derniers manifestent un goût immodéré pour l'affabulation, les premiers souffrent d'une inclination pernicieuse à la dissimulation . S'ils ne parlent pas , c'est qu'ils ont trop à dire de déplaisant sur votre compte . Infirmes de l'action et redoutant la confrontation , ils préfèrent éviter toute forme d'interaction verbale et préparer leur sortie de scène de votre vie comme de mauvais laquais de comédie .

Heureusement existe-t-il une zone intermédiaire d'hommes , des alchimistes de la communication , qui savent habilement doser leur conversation et le font dans un langage ni trop emphatique ni trop ascétique . Mais ceux-là possèdent un avantage indéniable sur les deux précédents groupes cités . Ils possèdent une "présence". Ils n'ont qu'à apparaître pour capter votre attention et n'éprouvent nul besoin de faire usage d'artifices langagiers pour vous subjuguer . C'est sans doute ce qui définit le charme masculin tel que je le conçois, un parfait équilibre entre le corps et l'esprit , un maintien olympien alliée à une maîtrise de soi d'airain.


Ma savante théorie sur le coefficient d'attractivité masculine , je ne l'ai établie que récemment , il va sans dire . Je n'avais pas conscience , dans mon adolescence , des pièges que pouvait recéler un quotient intellectuel élevé dénué des qualités dont une jeune fille, et plus tard une femme, a besoin pour s'épanouir . Ironiquement, je dois dire que Cupidon me prit au mot car ceux qui eurent l'honneur de mes faveurs empressées répondirent à d'autres critères que celui que j'avais inscrit dans le questionnaire de Proust et qui avait suscité l'ire de mon professeur de littérature .


Il s'en trouva un , en particulier , sur qui je jetai mon dévolu durant ma dernière année de lycée. J'en bâtis, des châteaux en Espagne, avec ce beau cancre à qui je réservais une place au premier rang à mes côté pour qu'il ait tout loisir de copier mes réponses lors des évaluations écrites . Je ne sais pas vraiment ce qu'il est devenu , ce blond athlétique qui se faisait toujours remarquer en entrant dans la classe , un sourire ravageur en guise d'excuse, longtemps après la dernière sonnerie . S'il me fascinait tant , c'est sans doute qu'il osait braver l'interdit . Il n'avait peur de décevoir personne , ni sa mère , ni ses pairs .


C'est qu'il les portait avec panache , ses résultats médiocres et ses retards chroniques, quand il fumait ses Lucky Strike à la sortie des cours.Je le regardais , d'un oeil émerveillé , enfourcher sa moto aux chromes rutilants et partir dans un nuage de fumée vers une destination inconnue . J'ai beaucoup pleuré quand j'ai su qu'il contait fleurette à l'apprentie coiffeuse de son quartier . Une blonde , comme lui , à qui il permettait de grimper derrière lui sur son destrier Suzuki rouge . Peut-être l'a-t-il épousée ? Qui sait !


Je ne l'ai jamais revu . Prise dans le tourbillon de mes études , je l'ai oublié . Jusqu'à aujourd'hui . C'est vrai , le temps passe vite ! On ne s'en rend vraiment compte que les jours de grande nostalgie . Et je repense à ces années lycée où je guettais son arrivée et où je m'enivrais , quand il prenait place à mes côtés , de son parfum Guerlain , jusqu'à ce qu'il abandonne , une fois le cours fini, loin derrière lui, cette odeur de tabac blond aussi fugace et insaisissable que cette année de terminale qui mit un point final au premier chapitre de ma vie .


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Paris , où j'étais arrivée pour me lancer à corps perdu dans les études supérieures, ne me ravit pas tant pour le foisonnement architectural qui faisait le panache de bon nombre de ses avenues, que pour la concentration d'élites intellectuelles que j'eus le privilège de côtoyer dans une rue pentue de la Montagne Sainte Geneviève . C'est au 123 de la rue Saint-Jacques que s'ouvrirent à moi les portes de l'un des temples de la connaissance les plus célèbres de France et de Navarre , mais aussi celles du sanctuaire des étudiants les plus brillants de ma génération . L'un d'entre eux, en particulier , retint mon attention . 

Il se nommait Guillaume . C'était le premier bachelier de France. Il m'impressionnait par son érudition précoce , d'abord , mais aussi par la distinction dans sa démarche ainsi que dans son élocution qui le plaçait au-dessus des hypokhagneux besogneux et boutonneux de la HK1. Il avait pour habitude d'arpenter le péristyle surplombant la cour de mon lycée en déchiffrant les poésies délicieusement épineuses de Catulle , sans avoir recours à notre bon vieux Gaffiot . Il intégra la rue d'Ulm deux ans plus tard où il se spécialisa pour l'abstraction mathématique et la philosophie . 

Mais s'il me fascinait par ses facultés intellectuelles hors norme , il ne fit pas battre mon coeur comme le fit un autre . Bien moins séduisant physiquement et bien plus âgé que lui puisqu'il avait le double de mon âge , il suscitait cependant en moi un désir de me dépasser pour mieux briller à ses yeux . C'était mon professeur de lettres classiques . 

C'est qu'il avait une curieuse manière de nous faire cours qui tranchait avec l'attitude hautaine qu'allait adopter son successeur en classe de Première Supérieure. Au lieu de s'asseoir à la chaire , près de la fenêtre donnant sur la façade latérale du Collège de France , sur lequel , d'ailleurs , je reviendrai plus tard, il plaçait invariablement deux chaises l'une face à l'autre , en dessous du tableau noir , l'une pour y poser son séant, l'autre pour y disposer ses livres et ses notes . C'est de cet endroit stratégique qu'il partait à l'assaut des Confessions de Rousseau avec une passion telle que des gouttes de transpiration perlaient à son front qu'il épongeait , à intervalle régulier , avec un mouchoir blanc brodé de ses initiales . 

Le bruit courait qu'il était célibataire , fils unique d'une veuve auprès de laquelle il vivait , et qui lui épargnait les corvées ménagères en lui amidonnant ses cols de chemises , qui , d'ailleurs , étaient impeccablement repassées . En tout cas , c'est ce qu'il me plaisait de croire , car , dans mon imaginaire de jeune fille , je n'aurais guère supporté qu'une autre femme que sa maman puisse partager l'intimité de ce cacique à l'agrégation qui se consacrait avec autant de dévotion aux petits oisillons que nous étions .

Il était à mes yeux l'incarnation du père nourricier , une sorte de pélican ayant fait provision de connaissances et prêt à se sacrifier pour assurer notre survie dans ce marathon vers un concours aux contours qui s'anamorphosaient au fil du temps . Il y avait aussi comme un parfum d'encens qui flottait autour de lui quand il franchissait le pas de la porte avec son gros cartable d'écolier au cuir sombre fatigué. Je l'imaginais bien le dimanche , à l'église , les yeux fermés , agenouillé sur le prie-dieu et s'adressant avec ferveur au Tout-Puissant pour qu'il lui donne la force de mener à bien sa tâche . Il était comme entré en religion à Louis-le-Grand , faisant voeu de célibat et couvrant les novices que nous étions de toutes les attentions dont nous pouvions rêver .

Je pense que je ne fus pas la seule à succomber à son charme poupin . Ses joues roses me rappelaient celles des angelots de la Chapelle Sixtine . Ses lunettes rondes en métal doré lui conféraient ce petit air intello qui fait tant craquer les adolescentes tant il semble être le garant d'une aptitude au travail cérébral intense synonyme d'un avenir flamboyant . Mais c'est surtout le fait d'entendre prononcer à plusieurs reprises notre prénom quand il faisait la correction détaillée de nos copies de dissertation qui nous le rendait si attachant . Il recensait avec précision toutes nos trouvailles et nous en félicitait , sans oublier nos failles sur lesquelles il ne s'acharnait pas , contrairement à d'autres enseignants qui auraient peut-être trouvé là matière à déverser leurs sarcasmes. 

Nous passions le plus grand nombre d'heures en sa compagnie puisqu'il assurait les cours de littérature , mais aussi ceux de latin . C'est d'ailleurs l'exploration poussée de cette langue morte au travers des extraits de Cicéron ou de Seneque qui me procura mes plus grands plaisirs . Ressusciter la langue authentique de ces grands hommes de l'antiquité , en déchiffrer la pensée sinueuse grâce à une gymnastique syntaxique , tout cela me paraissait aussi miraculeux que le travail de Champollion décryptant les hiéroglyphes de la pierre de Rosette . 

Sans compter que nous abordions aussi la technique épineuse du thème latin . Il me revient en mémoire , à ce propos , la traduction mémorable de la fable de La Fontaine " Les animaux malades de la peste ", dont il fallut aussi rendre le style poétique . Je dois dire que , bien que je pestai beaucoup contre le choix d'un tel morceau de bravoure en épreuve de concours blanc , je m'en sortis néanmoins avec beaucoup d'honneurs , ce qui , comme vous pouvez le supposer , m'attira les louanges de qui vous savez. Le jour de la correction , mon prénom fut beaucoup cité , ce qui ne fit qu'accroître mon admiration béate à son égard tout en me faisant m'interroger sur le bien-fondé de traduire dans une langue sibylline ce que certains français ont parfois infiniment de mal à décrypter.

A SUIVRE ...